CHAPITRE 32
Nous avons trouvé le point de transmission de Hand à quatre groupes de brins-de-chant de là, une heure plus tard. Nous avions commencé à bifurquer vers le hangar où nous étions arrivés, suivant une carte probable que les scanners du Nuhanovic de Sun dessinaient sur son bras. À voir les longues pauses chaque fois que Sun chargeait de nouvelles données, le logiciel de carto n’aimait pas plus l’architecture martienne que moi. Mais avec quelques heures d’expérience, et un interfaçage inspiré de la part de la spécialiste en systèmes, le programme a pu commencer à faire des déductions logiques sur l’endroit le plus propice. Et il avait raison. Ce qui n’est peut-être pas étonnant.
À la sortie d’un grand tube en spirale, trop pentu pour qu’un humain y soit à l’aise, Sun et moi nous sommes arrêtés au bord d’une plate-forme large de cinquante mètres, apparemment ouverte de toutes parts sur le vide spatial. Un champ d’étoiles cristallin nous entourait, interrompu seulement par une structure centrale émaciée, rappelant un peu une grue de chargement des docks de Millsport. L’impression d’exposition à l’extérieur était si complète que j’ai senti ma gorge se bloquer instantanément, réflexe de combat dans le vide. Mes poumons, qui se remettaient encore de l’ascension, ont sursauté dans ma poitrine.
J’ai interrompu le réflexe.
— C’est un champ de force ? ai-je demandé à Sun, haletant.
— Non, c’est solide. (Elle a froncé les yeux sur l’affichage de son bras.) Alliage transparent, un mètre d’épaisseur. C’est très impressionnant. Aucune distorsion. Contrôle visuel direct total. Regarde, voilà la porte.
Elle se trouvait dans le vide au-dessus de nos têtes, étrange satellite oblong de lumière bleu-gris traversant les ténèbres.
— Ça doit être la tourelle de contrôle d’appontage, a décidé Sun en se tapotant le bras et en se retournant lentement. Qu’est-ce que je t’avais dit ! Systèmes intelligents Nuhanovic. On ne fait pas m…
Sa voix s’est arrêtée net. J’ai regardé sur le côté, et vu ses yeux écarquillés, posés sur un objet devant nous. Suivant son regard jusqu’à la structure squelettique au centre de la plate-forme, j’ai vu les Martiens.
— Tu devrais appeler les autres, ai-je dit d’un air distant.
Ils étaient accrochés au-dessus de la plate-forme comme des fantômes d’aigles torturés à mort, les ailes étendues au maximum, prises dans une sorte de toile qui oscillait au gré de courants d’air imperceptibles. Ils n’étaient que deux, l’un presque tout en haut de la structure centrale, l’autre à peu près à hauteur de tête humaine. M’approchant avec prudence, j’ai vu que la toile était métallique, semée d’instruments que je ne comprenais pas mieux que les autres machines.
J’ai dépassé un autre groupe de brins-de-chant, la plupart m’arrivant sous le genou. Je les ai à peine regardés. Derrière moi, Sun appelait le reste du groupe, resté au pied de la spirale. Sa voix forte paraissait violer l’air autour de nous. Les échos se sont poursuivis dans le dôme. J’ai atteint le Martien le plus bas, et je suis resté là, sous le corps.
Bien sûr, j’en avais déjà vu. Comme tout le monde. On entend parler de ces trucs-là dès la maternelle. Les Martiens. Ils ont remplacé les créatures mythologiques de notre héritage terrestre étriqué. Les dieux et démons qui servaient autrefois de fondation à nos légendes. Impossible de surestimer, avait écrit Gretzky quand il lui restait des couilles, le choc latéral que cette découverte a eu sur l’idée de notre place dans l’univers, et l’impression que l’univers nous appartenait, pour ainsi dire.
La façon dont Wardani m’avait tout expliqué, un soir, sur le balcon de Roespinoedji, face au désert.
Bradbury, 2089, calendrier précolonial. Les héros fondateurs de l’antiquité humaine sont enfin reconnus comme les gros bras, ignorants et violents, qu’ils ont sans doute toujours été, à mesure que le décodage des premiers systèmes de données martiens met en évidence une culture interstellaire au moins aussi vieille que la race humaine. Le savoir millénaire acquis par la Chine et l’Égypte commence à ressembler à la datapile d’un gamin de dix ans. La sagesse des âges taillée en pièces et rabaissée à une philosophie de comptoir de marins en goguette défoncés. Lao-Tseu, Confucius, Jésus-Christ, Mahomet – une bande d’ignares. Des provinciaux qui pontifient, sans jamais être sortis de leur planète. Et dire que pendant ce temps-là, les Martiens se baladaient dans l’espace interstellaire…
Bien sûr – sourire acide à la commissure des lèvres de Wardani – la religion établie a contre-attaqué. Les stratégies habituelles : incorporer les Martiens dans le grand tout, réinterpréter les écritures, voire en créer de nouvelles. Si ça ne marche pas, faute de matière grise suffisante pour réussir, tout nier en l’attribuant aux forces du mal, et brûler tous ceux qui diront le contraire. Ça devrait marcher.
Mais ça n’a pas marché.
Ça a failli, pourtant. Une hystérie montante avait amené la violence religieuse, et les départements d’université de xénologie, fraîchement constitués, brûlaient souvent. Des escortes armées pour les archéologues les plus célèbres, et quelques fusillades de campus entre fondamentalistes et la police de l’ordre public. Des temps intéressants pour le corps estudiantin…
Dans tout cela, de nouvelles fois sont apparues. La plupart pas très différentes des anciennes, et tout aussi dogmatiques. Mais en dessous, ou peut-être un peu trop au dessus, montait une marée de croyance séculière en une chose plus difficile à définir que Dieu.
C’était peut-être les ailes. Un archétype culturel tellement implanté – anges, démons, Icare et tant d’autres idiots comme lui sautant de tours et de falaises jusqu’à ce qu’on finisse par y arriver – que l’humanité s’y accrochait.
C’était de la foi. Pas de la connaissance. La Guilde n’était pas encore assez sûre de sa traduction, et on ne lance pas des centaines de milliers d’esprits sur disques et d’embryons clonés dans les profondeurs interstellaires sur la base d’une théorie faiblarde.
C’était une foi dans l’utilité essentielle de la nouvelle connaissance. Au lieu de la confiance terracentrée en la science humaine et sa capacité à tout comprendre un jour, une confiance plus humaine dans l’édifice supérieur du savoir martien qui, comme un père indulgent, nous permettrait de l’accompagner sur l’océan pour piloter nous-mêmes le bateau. Nous étions en train de sortir, pas encore enfants quittant le foyer pour la première fois, mais tout juste nourrissons cramponnés avec confiance aux griffes de la civilisation martienne. Avec un sentiment irrationnel de sécurité et de chaleur enveloppante. C’était cela, autant que la libéralisation économique dont Hand nous avait rebattu les oreilles, qui avait encouragé la diaspora.
Sept cent cinquante mille morts sur Adoracion ont tout changé. Ça, et quelques autres problèmes géopolitiques suite à l’apparition du Protectorat. Sur Terre, les vieilles fois, politiques comme spirituelles, ont assené des règles d’autorité rigides comme l’acier. Nous avons vécu librement, et il faut en payer le prix. Au nom de la stabilité et de la sécurité, les choses devront devenir plus strictes.
De cette brève éclosion d’enthousiasme pour tout ce qui touchait à Mars, il reste très peu de chose. Wycinski et son équipe de pionniers ont disparu depuis des siècles, chassés de leurs postes à l’université et de leur financement, et parfois même assassinés. La Guilde s’est repliée sur elle-même, gardant jalousement la maigre liberté intellectuelle que le Protectorat lui autorise. Les Martiens sont réduits à deux précipités virtuellement sans rapport, au lieu de s’approcher de la compréhension.
D’un côté, une série d’images et de notes, rébarbatives comme un livre de classe, toutes les données que le Protectorat juge socialement appropriées. Tous les enfants apprennent consciencieusement à quoi ils ressemblaient : l’anatomie écorchée de leurs ailes et de leur squelette, leur dynamique de vol, les détails ennuyeux de leur accouplement et de l’élevage des petits, la reconstruction en virtuel de leur plumage et de leurs couleurs, dessinés d’après les rares archives visuelles auxquelles on a accès, ou remplies des suppositions de la Guilde. Les emblèmes de nids, les vêtements probables. Des faits colorés, facilement digestes. Pas beaucoup de sociologie. Trop mal comprise, trop indéfinie, trop volatile, et surtout est-ce que ça intéresse vraiment les gens… ?
Le savoir mis au rebut, avait-elle dit, frissonnant un peu dans le froid du désert. Une ignorance volontaire face à ce qu’on ne comprendra qu’en travaillant.
De l’autre côté de la colonne fractionnée, les éléments les plus étranges se regroupent. D’étranges schismes religieux, des mythes murmurés et des légendes urbaines tirées des fouilles. Là demeure ce que les Martiens étaient pour nous. Là, leur impact peut se décrire à petits chuchotis. On peut les appeler comme Wycinski l’a fait une fois : les Nouveaux Anciens, qui nous enseignent le véritable sens de ce mot. Nos bienfaiteurs absents, mystérieux et ailés, plongeant pour caresser la nuque de notre civilisation d’une aile froide, pour nous rappeler que six ou sept mille ans d’histoire plus ou moins enregistrée, ça n’a rien d’ancien vu les critères en vigueur.
Le Martien était mort.
Mort depuis longtemps, cela se voyait. Le corps était momifié dans la toile, les ailes parcheminées, la tête desséchée en un crâne étroit au bec entrouvert. Les yeux étaient noircis, dans leur orbite en amande inversée, à moitié cachés par la membrane de la paupière. Sous le bec, la peau formait une bosse, sans doute sur la glande qu’il avait dans la gorge. Comme les ailes, elle paraissait extrêmement fine, translucide.
Sous les ailes, des membres anguleux étaient tendus sur la toile, et des griffes à l’aspect délicat tenaient des instruments. J’ai ressenti une certaine admiration. Quoi que cette chose ait faite, elle était morte à son poste.
— N’y touche pas, a claqué Wardani derrière moi.
Je ne m’étais pas rendu compte que je tendais la main vers le cadavre.
— Désolé.
— T’as encore rien vu, attends que la peau se détache. Il y a une sécrétion alcaline dans leur couche de graisse sous-cutanée, qui dégénère quand ils meurent. On pense que l’oxydation de leurs aliments la gardait en équilibre de leur vivant, mais elle est assez forte pour dissoudre presque tout un corps, s’il y a assez de vapeur d’eau.
Tout en parlant, elle contournait le cadre et la toile avec la prudence automatique qu’on devait apprendre à la Guilde. Son visage était concentré, ses yeux ne quittaient jamais la momie ailée au-dessus de nous.
— Quand ils meurent comme ça, la sécrétion ronge la graisse et se réduit en poudre. Très corrosive si on l’inspire, ou si elle atteint les yeux.
— Super. (J’ai reculé de quelques pas.) Merci de nous avoir prévenus.
— Je ne m’attendais pas à en trouver, a-t-elle répondu avec un haussement d’épaules.
— Les vaisseaux ont un équipage.
— Oui, Kovacs, et les cités ont une population. On n’a trouvé que quelques centaines de corps martiens intacts depuis quatre cents ans que nous faisons de l’archéologie sur une trentaine de mondes.
— Avec une telle saloperie dans leur système, ça ne m’étonne pas. (Schneider nous avait rejoints et se tordait le cou depuis l’autre côté de la toile.) Qu’est-ce qui arrivait à cette saloperie s’ils restaient un moment sans manger ?
Wardani lui a lancé un regard irrité.
— On ne sait pas. Le processus devait sans doute commencer.
— Ça devait faire mal.
— Oui, sans doute.
Elle ne voulait pas vraiment nous parler. Elle était en transe.
Schneider ne s’en est pas rendu compte. À moins qu’il ait besoin d’entendre des voix pour noyer le silence dans l’air environnant et le regard de la chose ailée au-dessus de nous.
— Pourquoi ils se sont retrouvés avec un truc comme ça ? Parce que bon, ce n’est pas vraiment utile pour l’évolution. Un truc qui vous tue si vous avez faim.
J’ai regardé le corps desséché et écartelé avec le même respect ressenti en comprenant que les Martiens étaient morts à leur poste. Quelque chose d’indéfinissable s’est passé dans ma tête, que mes sens de Diplo ont reconnu comme le frisson intuitif à la lisière de la compréhension.
— Oh si, c’est utile. Ça les motive, ai-je réalisé en parlant. Ça devait faire d’eux les saletés les plus méchantes dans le ciel.
J’ai cru détecter un léger sourire sur les lèvres de Tanya Wardani.
— Vous devriez publier, Kovacs. Avec ce genre de fulgurance intellectuelle.
Schneider a souri.
— En fait, a repris l’archéologue en passant en mode conférence pendant qu’elle regardait le Martien momifié, l’argument évolutionnaire actuel pour cet élément est que cela aidait à nettoyer les nids surpeuplés. Vasvik et Lai, il y a quelques années. Avant cela, presque toute la Guilde se disait que cela décourageait les parasites cutanés et les infections. Vasvik et Lai n’ont pas dit le contraire, ils sont passés directement à autre chose. Bien sûr, il y a l’hypothèse des saletés les plus méchantes du ciel, qu’un bon nombre de maîtres de guilde ont élaborée, mais jamais de façon aussi élégante que vous, Kovacs.
J’ai fait une révérence.
— Vous pensez qu’on pourra la décrocher ? s’est demandée Wardani à voix haute, reculant pour mieux voir les câbles qui soutenaient la toile.
— « La » ?
— Oui. C’est une gardienne de nid. Regardez l’aiguillon sur l’aile. La crête osseuse à l’arrière du crâne. Caste guerrière. À ce que nous savons, c’étaient toutes des femelles. (L’archéologue a reporté son attention sur les câbles.) Vous pensez qu’on pourrait faire fonctionner ça ?
— Je ne vois pas pourquoi on n’y arriverait pas. (J’ai élevé le ton pour porter de l’autre côté de la plate-forme.) Jiang, tu vois quoi que ce soit qui ressemble à un treuil, là-dessus ?
Jiang a regardé vers le haut, puis a secoué la tête.
— Et toi, Luc ?
— Maîtresse Wardani !
— En parlant de saletés…, a murmuré Schneider.
Matthias Hand se rapprochait à grands pas de notre attroupement sous le corps entravé.
— Maîtresse Wardani. J’espère que vous ne pensiez pas faire autre chose que regarder ce spécimen.
— En fait, a dit l’archéologue, nous cherchions un moyen de le descendre. Ça vous pose un problème ?
— Oui, maîtresse Wardani, tout à fait. Ce vaisseau et tout ce qu’il contient, sont la propriété de la Mandrake Corporation.
— Pas tant que la balise n’est pas posée. C’est ce que vous nous avez dit pour nous faire monter à bord, en tout cas.
Hand a souri.
— Ne transformez pas tout en affrontement, maîtresse Wardani. Vous avez été bien payée.
— Oh, payée. J’ai été payée. (Wardani l’a regardé méchamment.) Je vous emmerde, Hand.
Elle a traversé la plate-forme d’un pas furieux et s’est arrêtée au bord, face à l’espace.
J’ai fusillé le cadre de Mandrake du regard.
— Hand, mais ça ne va pas ? Je croyais vous avoir dit de la lâcher un peu. C’est l’architecture qui vous perturbe ?
Je l’ai laissé avec le cadavre et j’ai rejoint Wardani, les bras croisés et la tête baissée.
— Tu ne comptes pas sauter, quand même ?
Elle a reniflé.
— Quel sac à merde ! Il foutrait une holopub sur les portes du paradis, si on les trouvait.
— Je ne sais pas. Il est assez croyant.
— Ah ouais ? C’est marrant, ça ne le dérange pas dans sa vie commerciale.
— Bah, tu sais ce que c’est. Religion organisée.
Elle a reniflé de nouveau, mais il y avait cette fois un rire en dessous, et sa posture s’est détendue.
— Je ne sais pas pourquoi je me laisse énerver comme ça. De toute façon je n’ai pas les outils pour m’occuper d’un vestige organique. Qu’il reste là où il est. Qui ça dérange ?
Je lui ai posé la main sur l’épaule avec un sourire.
— Toi.
Le dôme au-dessus de nos têtes était aussi transparent aux signaux radio qu’au spectre visible. Sun a fait quelques vérifications de base avec l’équipement qu’elle avait, puis nous sommes tous retournés à la Nagini et avons rapporté la bouée endommagée à la plate-forme, avec trois caisses d’outils dont Sun pourrait avoir besoin. Nous nous sommes arrêtés dans chaque chambre, signalant le chemin avec de petites boules ambre, et en peignant des signes à l’illuminum sur le sol. Au grand dam de Tanya Wardani.
— Ça s’en ira, a dit Sun Liping d’une voix qui indiquait qu’elle s’en moquait.
Même avec quelques harnais grav pour faciliter le transit, l’acheminement de la bouée jusqu’à sa destination n’a pas été une mince affaire. L’ébullition chaotique de l’architecture du vaisseau la rendait encore plus agaçante. Le temps que nous ayons tout rassemblé sur la plate-forme – sur un côté, à distance respectueuse des occupants momifiés – j’étais brisé. Les dégâts que les radiations avaient faits dans mes cellules étaient trop massifs pour que les médicaments y remédient.
J’ai trouvé une section de la structure centrale qui n’était pas directement sous un cadavre et je m’y suis appuyé. Face aux étoiles, j’ai attendu que mon corps maltraité stabilise enfin mes battements de cœur et ravale la nausée qui me tordait les tripes. La porte ouverte m’a souri en passant au-dessus de l’horizon de la plate-forme. Un peu plus à droite, le Martien le plus proche attirait mon œil, en périphérie. J’ai cédé, et croisé le regard qu’il me lançait de ses yeux mi-clos. J’ai levé un doigt à ma tempe, en salut.
— Ouais. J’arrive.
— Pardon ?
J’ai tourné la tête et vu Luc Deprez à quelques mètres de là. Dans son enveloppe maorie à résistance rad, il paraissait presque à l’aise.
— Rien. Je communie.
— Je vois. (À l’expression de son visage, il était clair que non.) Je me demandais. Tu veux jeter un œil dans les parages ?
J’ai secoué la tête.
— Peut-être plus tard. Mais que ça ne t’arrête pas.
Il a froncé les sourcils, mais m’a laissé seul. Je l’ai vu partir avec Ameli Vongsavath. Partout sur la plate-forme, le groupe était réparti en petites grappes, parlant sans que les voix portent vraiment. Je croyais entendre les brins-de-chant lancer de faibles contrepoints, mais je n’avais pas le courage de concentrer le neurachem. Je ressentais une fatigue immense qui me tombait dessus depuis les étoiles, et la plate-forme a paru s’éloigner de moi. J’ai fermé les yeux, flottant dans ce qui n’était pas exactement un sommeil, mais en offrait tous les inconvénients.
— Kovacs…
Putain. Sémétaire.
— Ta petite poupée en kit des Limon Highlands, elle te manque ?
— Ne…
— Tu ne voudrais pas qu’elle soit en un seul morceau ? À moins… tu préférerais que les différents morceaux te grimpent dessus séparément ?
Mon visage s’est contracté là où son pied m’avait frappé, projeté par le câble nanobe.
— Ça te dirait, hmm ? Une houri segmentée, à tes ordres. Une main ici, une main là. Des poignées de chair recourbées. Coupée à la demande, pour ainsi dire. De la chair douce et qu’on peut empoigner, Kovacs. Malaxer. Tu pourrais t’en remplir les mains. L’écraser contre toi.
— Sémétaire, tu me cherches…
— Et sans l’inconvénient du libre arbitre. Tu jettes les morceaux qui ne te servent à rien. Ceux qui excrètent, ceux qui pensent plus loin que la sensualité. L’éternité a de nombreux plaisirs…
— Putain, mais fous-moi la paix, Sémétaire.
— Pourquoi ? La solitude, c’est le froid. Un gouffre de froideur plus profond que ce que tu voyais depuis la coque du Mivtsemdi. Pourquoi t’abandonner à cela alors que tu as été si bon pour moi ? Que tu m’as envoyé tant d’âmes ?
— Bon. Ça suffit, connard…
Je me suis réveillé d’un coup, en sueur. Tanya Wardani était accroupie à un mètre de moi, et me regardait. Derrière elle, le Martien suspendu en l’air me fixait d’un air aveugle comme les anges de la cathédrale andrique de Newpest.
— Ça va, Kovacs ?
J’ai appuyé mes mains contre mes yeux, et sourcillé sous la douleur causée.
— Pas trop mal, pour un mort, je dirais. Vous n’êtes pas partie à la découverte ?
— Je me sens trop mal. Peut-être plus tard.
Je me suis un peu redressé. De l’autre côté de la plate-forme, Sun travaillait sur les circuits à nu de la bouée. Jiang et Sutjiadi se tenaient près d’elle, parlant à voix basse. J’ai toussé.
— On n’a plus beaucoup de plus tard. Il faudra sans doute moins de dix heures à Sun pour terminer. Où est Schneider ?
— Parti avec Hand. Pourquoi tu ne fais pas non plus la visite de Château-Corail, toi ?
J’ai souri.
— Tu n’as jamais vu Château-Corail de ta vie, Tanya. De quoi tu parles ?
Elle s’est assise à côté de moi, face aux étoiles.
— Je testais mon argot de Harlan. Ça te dérange ?
— Putains de touristes.
Elle a ri. J’ai continué à profiter de ce son jusqu’à ce qu’il s’arrête, et nous avons partagé un moment ce silence confortable, rompu seulement par la soudure de Sun.
— Le ciel est beau, a-t-elle fini par dire.
— Ouais. Tu pourrais répondre à une question d’archéo ?
— Si tu veux.
— Où ils sont ?
— Les Martiens ?
— Ouais.
— Eh bien, le cosmos est grand. Qui…
— Non, ces Martiens-là. L’équipage de ce truc. Pourquoi abandonner un machin aussi gros ? Il a dû falloir un budget planétaire, pour le construire. Même pour eux. Il est fonctionnel, pour ce qu’on peut en voir. Atmosphère chauffée et entretenue, système d’appontage opérationnel. Pourquoi ne pas l’avoir emporté ?
— Qui sait ? Ils sont peut-être partis précipitamment.
— Sans dé…
— Non, je suis sérieuse. Ils ont dégagé de toute cette section d’espace, ou on les a exterminés, ou ils se sont entre-tués. Ils ont laissé beaucoup de choses. Des villes entières.
— Ouais. Tanya, on ne peut pas emporter une ville. Évidemment qu’on la laisse. Mais ça, c’est un putain de vaisseau. Pourquoi ils auraient laissé un truc pareil derrière eux ?
— Ils ont laissé les orbitales autour de Harlan.
— Elles sont automatiques.
— Et alors ? Le vaisseau aussi, en ce qui concerne le système d’entretien.
— Oui, mais ç’a été construit pour un équipage. Pas besoin d’être archéologue pour s’en rendre compte.
— Kovacs, pourquoi tu ne vas pas te reposer dans la Nagini ? Ni toi ni moi ne sommes d’attaque pour explorer cet endroit, et tu me donnes mal à la tête.
— Je pense que ce sont les radiations.
— Non, je…
Contre ma poitrine, mon micro à induction a vibré. Je l’ai regardé un moment avant d’enfiler l’oreillette.
— … du là …ans rien, a dit la voix de Vongsavath, excitée et noyée de statique. Quoi qu’il …assé … pense p… mort de f…
— Vongsavath, ici Kovacs. Reviens en arrière. Ralentis, recommence tout.
— J’ai dit, a commencé la pilote avec une emphase lourde. L… ouvé …tre corps. Un c… main. De la bande …mené au pont …tion. Et… dirait q… chose l… tué.
— D’accord, on arrive. (Je me suis efforcé de me relever, en essayant de parler à un rythme que Vongsavath pourrait comprendre malgré les interférences.) Je répète, on arrive. Ne bougez pas, dos à dos, et ne bougez pas. Et tirez sur le premier truc que vous verrez.
— Qu’y a-t-il ? a demandé Wardani.
— C’est la merde.
J’ai regardé autour de moi, sur la plate-forme, et soudain les mots de Sutjiadi me sont revenus.
On ne devrait pas être ici. Du tout.
Au-dessus de ma tête, le Martien nous a regardés d’un air vide. Aussi éloigné que possible d’un ange, et à peu près aussi utile.